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6 mars 2013 3 06 /03 /mars /2013 15:58

 

La pensée est –elle prisonnière de la langue que nous parlons ?

 

 

Brueghel-tower-of-babel BRUEGHEL , la tour de BABEL , XVI éme siècle  ( cf épisode raconté dans le récit de la Genèse après le Déluge )

 

  RQ :La difficulté de ce sujet, malgré son aspect classique, réside dans sa fin un peu lourde . Le sujet n'est pas : La pensée est-elle prisonnière de la langue ? Le sujet est:  la pensée est-elle prisonnière de la langue que nous parlons ? Il y a un tiroir secret qui impose  la connaissance et la distinction des notions langage,  langue, parole . Cette lecture est importante car on pourra admettre que si nous sommes prisonniers de la langue, nous ne serons pas forcément prisonniers de la langue que nous parlons !

 

 

Rien n’est plus banal que de se lamenter de l’étroitesse de langage eu égard au caractère illimité ou prétendu tel, de notre pensée . Ainsi on peut se demander si la pensée n’est pas prisonnière de la langue que nous parlons.

Affirmer une telle assertion cependant ,n’est-ce pas présupposer que la pensée précède et existe indépendamment des mots : la pensée serait-elle plus libre en se passant des mots ?

 Si la pensée ne précède pas les mots que nous utilisons mais qu’elle est au contraire formée par eux , cette formation n’est-elle pas effectivement une déformation ou plus exactement , une limitation ?

Plus précisément , si l’on constate que le langage s’inscrit toujours dans une langue particulière , n’y a-t-il pas un risque pour que cette langue ne dise que ce qu’elle peut dire dans sa langue. Autrement dit,  la pensée, qui est notre  faculté la plus haute dont l’objectif est l’universalité ne risque –t-elle pas de se perdre dans les idiotismes de chaque langue particulière ?

Conséquemment , si chaque langue nous enferme dans son univers et ne nous offre qu’une « vision du monde » pouvons nous encore espérer dire quelque chose du réel ? Ne sommes nous pas condamnés à être enfermés dans l’univers des mots , c’est –à –dire des signes ?

Les langues sont –elles à ce point hétérogènes et closes sur elles mêmes ,  qu’aucune traduction ne soit possible  qu’aucun dialogue ne soit envisageable et qu’en fin de compte tout soit déjà dit ?

Doit-on identifier la langue et la langue que nous parlons ? Si la langue est un objet d’étude , cet objet existe-t-il en dehors de ceux qui la parlent ? Or quand le philosophe parle , quand le romancier écrit, quand le poète chante , et quand  les  linguistes traduisent, les premiers  ne parviennent-ils pas à dire quelque chose d’inédit  et les seconds  à  révèler un monde    à partager ? Bref , la langue que nous parlons est-elle un système clos que nous utilisons entre locuteurs d’une même culture ou est-elle l’instrument capable de faire résonner la pensée   c’est-à-dire de la faire entendre au delà des frontières de la langue ?

 

 

 

 

 

1 la thèse commune : l’ antériorité de la pensée 

 

            1.1  universalité de la pensée


On se représente volontiers la pensée comme une faculté propre  à l’homme , la plus haute qu’il ait et qui précède son expression , extériorisation par des mots

On dit qu’on cherche ses mots faisant entendre par là que la pensée sélectionne celui  qui nous semble adéquat et Boileau nous rappelle que «  ce qui se conçoit bien s’énonce clairement et les mots pour le dire arrivent aisément . » Autrement dit, tous nous vivons dans l’idée que la conception précède l’énonciation , et que de facto ce qui est mal conçu par l’esprit ne peut trouver sa forme linguistique. Aristote  considère que les sons émis par la voix sont les symboles des états de l’âme et que si les sont émis par la voix sont différents d’une langue à l’autre , les états de l’âme( les images mentales qu'elles suscitent)  sont les mêmes,  ainsi que les choses visées par ces images. En somme, le langage ou plutôt «  les sons émis »  ne sont q’un instrument  au service de la pensée qui ne lui est attachée qu’accidentellement.

 

texte n°1

 

Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l'âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l'écriture n'est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l'âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi  les choses dont ces états sont les images.      ARISTOTE 

 

 

                                   

 1-2  transcendance de la pensée

 

La pensée  véritable est intuition tandis que le langage procède par abstraction et généralisation

 

Texte N° 2

Chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes ; aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait ainsi fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage.

 

Henri BERGSON, Essai sur les données immédiates de la conscience.

 

L’affirmation selon laquelle l’homme pense puis parle , utilise des signes qui re-présentent la pensée contient forcément, comme en politique, un risque d’échec . Ces signes qui re-présent l’invisible , sont –ils ses fidèles lieutenants ou ne risquent-ils pas de la trahir en s’en détachant ?  Bergson  affirme que la pensée est sans commune mesure avec le langage .

Les étapes du texte sont celles-ci :

 

1 En quoi réside l’opposition du langage et de la pensée ? « Chacun de nous » (…) « qui agitent l’âme. »

 

Ce qui caractérise la pensée et ici le sentiment,  c’est son caractère singulier : « Chacun de nous »  . Aimer et haïr ne sont pas des sentiments « neutres »,  si tant est qu’il puisse y en avoir ,  mais au contraire des manières d’être qui « reflètent notre personnalité toute entière » .  Nous les éprouvons au plus profond  de notre être, ils ne s’adressent pas non plus à n’importe qui . La pensée la plus intime , celle qui caractérise nos affects ne ressemble à aucune autre . Quelles sont les conséquences d’une telle remarque ?

Ces pensées sont marquées du sceau de l’intériorité , de la subjectivité , elles ne peuvent par conséquent pas être re-présentées sans être dénaturées . Le langage « désigne »,  en effet, il symbolise la pensée . A la fois , il fait signe vers elle mais il risque aussi de se substituer à elle .Et c’est bien ce qui arrive : par nature les mots sont communs puisqu’ils sont issus d’une double mouvement  d’abstraction et de généralisation. Le langage abstrait, sépare ce qui est unit dans le réel, il dégage le multiple dans l’un et généralise . Quand je dis que cette rose est rouge , j’ai séparé ce qui se présente « d’un seul coup » à ma perception : « rose-rouge » ou « rouge-rose » pour détacher le rouge de la rose et ainsi être en mesure d’appréhender le rouge comme une entité séparable ou de concevoir l’idée de rose sans qu’elle soit colorée !

La généralisation , quant à elle permet de voir l’un dans le multiple : à l’inverse de l’abstraction qui sépare, le généralisation réunit mais dans l'abstraction .Tel est le pouvoir de l’abstraction et de la généralisation qui aux yeux de BERGSON , n’est pas le pouvoir de l’intelligence mais le pouvoir de l’entendement rivé aux besoins de l’action .

Mais les effets d’un tel processus est que le langage ne peut « dire » les sentiments vécus, les pensées  sans ipso facto les dénaturer, en l’occurrence les rendre « communs »,  généraux voire vulgaires . Dans tous les cas , les mots sont incapables du fait de leur délimination constitutive, d’exprimer « les 1000 sentiments » , c’est-à-dire la variété infinie qui « agitent l’âme »elle qui ne connaît le repos qu’avec sa propre disparition ! Comment un « je t’aime » avec un sujet, un verbe,  un complément tous bien dé-finis  pourraient-ils traduire ce qui fait l’intérieur de mon être , toujours « agité », c’est-à-dire  en mouvement ? Comment ce qui est fixe pourrait-il être l'image du mouvement ?

 

2 Peut-on espérer surmonter cette opposition ? 


« Nous jugeons (…) individualité »

Mais il peut y avoir parfois des « miracles ». Certains êtres, tels MALLARME,  sont capables de « redonner un sens plus nobles aux mots de la tribus » . Le poète, l’écrivain sont capables d’ « utiliser » le langage au service de l’âme . Ils ne se passent pas du langage mais le détournent de son objectif purement instrumental et parviennent à dépasser la simplification qui lui est inhérente . Comment font-ils ? BERGSON ne nous donne évidemment pas de recettes mais ces artistes restituent , par les mots, la complexité du vécu, sa richesse grâce au « détails »  . Par définition, et ce n’est pas sans paradoxe, un détail est ce qui permet de rendre plus « vivant » un récit, un tableau . On ne définit pas un détail, on le décrit . L’incapacité à donner des détails prouve souvent l’inauthenticité d’un témoignage .

C’est pourquoi, en juxtaposant des détails, on peut tâcher de restituer ces « 1000 sentiments ».

Par l’addition et l’accumulation de détails , on pourra ressusciter la multiplicité concrète et complexes de nos pensées les plus intimes . C’est aussi cela que l’on appelle le style, cette capacité à s’approprier ce qui est pourtant commun .

 

3 Pourquoi cette opposition est –elle irréductible ?

« Mais (…) avec le langage . »

 

Ce miracle n’est pourtant que l’exception qui confirme la règle . L’artiste peut seulement s’approcher de façon asymptotique . Si subtil soit-il, il ne peut changer la nature simplificatrice du langage .  BERGSON utilise ici une analogie . La pensée est au langage ce que  les points (fixes) de l’espace sont au mouvement . On ne pourra jamais penser le mouvement à partir seulement de l’espace parcouru parce qu’on ne peut pas penser le temps à partir de l’espace. On ne peut pas ramener le temps, du continu,  à une quantité discrète, discontinue .Bref, on ne peut pas faire comme si l’eau , c’était du sable ! Or diviser le temps en unité séparée, c’est certes commode mais c’est le spatialiser, le diviser, par conséquent le dissoudre .  Le langage absorbe la pensée comme le sable boit l’eau !

La pensée est bien sans commune mesure avec le langage .

Dès lors, on comprend que l’artiste se heurte, malgré ses efforts, à l’impuissance des mots qui peuvent bien mettre les uns à côtés des autres, des détails et par là faire pittoresque ou « vrai » . Mais  tout se passe au fond comme si le détail n’était pas capable de donner la nuance, qui seule serait la marque d'un esprit de "synthèse" . On parle du luxe de détails,de la subtilité de la nuance ou de sa finesse . Le détail relèverait encore de « l’esprit de géométrie » !

 

L’antériorité de la pensée sur le langage est incontestable aux yeux de BERGSON et il serait bien vain de vouloir l’atteindre . Si nous avons conscience de cet échec, nous pouvons nous consoler grâce aux écrivains . Mais les mots sont leur matière et celle-ci reste à jamais éloignée de l’intimité de l’âme . Toute la question serait de savoir si une autre « matière » pourrait être plus adéquate en pensant un art qui restituât la pensée-même, qui fût plus art de la nuance qu'art du détail .

 

T° Si la pensée précède les mots et que dès lors les mots la symbolisent alors il faut bien admettre que cette nécessité risque bien d’être un échec . La pensée en se manifestant dans des mots se fige  et en devient prisonnière . Le rêve le plus fou serait alors de se passer du langage , de supprimer les barreaux des fenêtres . Mais une telle position est-elle tenable ? Affirmer l’existence de l’indicible , n’est-ce pas contradictoire ?

 

 

 

2 Le primat du langage 

 

            2-1 « C’est dans  les mots que nous pensons . » HEGEL

 

 

texte n°3

C'est dans les mots que nous pensons. Nous n'avons conscience de nos pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et par suite nous les marquons d'une forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut, c'est l'ineffable. Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car, en réalité, l'ineffable, c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.     HEGEL

 

 

 

« C’est dans les mots que nous pensons » par cette thèse , Hegel pose que le mot n’est pas  un simple médiateur de la pensée ( il faut toujours insister sur le "dans" qui n'est pas "par") mais la forme sans laquelle le fond n’est pas : si l’homme est un être conscient et que la prise de  conscience de soi ne peut s’éffectuer que par  l’opposition de soi à soi  , dans l’acte d’un sujet qui dit « je » et qui par là se pense,  les pensées en tant qu’elles sont conscientes ne peuvent pas s’affranchir de cette nécessité de s’objectiver dans les mots, mais c’est grâce à eux que la pensée serait  en mesure de s’approfondir , la surface devenant nécessaire à la profondeur : on dit que la pensée cherche ses mots , soit, mais c’est parce qu’en cherchant ses mots la pensée se trouverait elle même.

 

 

 Toutefois, si on tient pour acquis ce lien consubstantiel entre pensée et langage ou plutôt entre pensée et mots , ne devons –nous pas en  accepter toutes les conséquences ? L’affirmation du primat de la forme sur le fond ne risque-t-elle pas l’affirmation du primat du signe sur le sens ?

Si « c’est dans les mots que nous pensons » , ne faut –il pas admettre que c’est aussi dans une langue particulière dès lors l’ ambition  de la pensée d’atteindre l’universel n’est -elles pas  qu’une prétention bornée  par les idiotismes inhérents à chaque langue :syntaxe , phonème , lexique ?

D’autre part , si nous prenons au sens littéral cette expression , ne nous faut-il pas renoncer à sortir des mots pour viser le réel ? les mots ne sont-ils pas alors notre seul univers ?…

Si  le langage s’actualise dans une langue particulière et que nous pensons  non au travers mais dans les mots , il faut dire alors que les mots pensent pour nous et qu’au demeurant nous ne pensons plus . Penser, c’est penser par soi –même sûrement pas par quoi que ce soit d’autre ni les autres ni la langue qui serait transcendante par rapport à l’utilisation que chacun en ferait. Si c’est dans les mots qu’on pense , ne restons-nous pas enfermés dans les mots , dans les signes ?

 

 

 

                        2.2 l’approche structurale : " la langue est un système de signes "F.de Saussure

 

  La linguistique est l’étude de la langue , et la langue ne réside pas ailleurs que dans les mots , la syntaxe , les phonèmes , bref dans ce qui est objectif par conséquent observable  en un mot , dans les signes .

   Le signe peut être naturel ou conventionnel , on dira par exemple que la fumée est le signe du feu, il s’agit ici d’une trace ou d’un effet mais si l’on parle de signe linguistique on sous entend que le signe est signe de quelque chose dont il est le signe , il est mis là pour ou à la place de ce à quoi il renvoie, dans le cas de la fumée le feu est la cause de la fumée, mais le signe f-e-u  fait signe c’est-à-dire qu’il a une signification , un sens qui est le feu.

Le signe n’est rien sans sa  signification , sans doute , mais dans le cas de la langue ,  la signification n’existe pas en dehors de son signe !  Une  langue est «  un système de signes  »,

  le mot est en fait  composé d’un signifiant et d’un signifié , or le signifié n’est pas la chose visée en dehors des mots mais le concept ou image acoustique que l’on ne peut séparer du signifiant ; si les signifiants sont conventionnels (ils varient d’une langue à l’autre) ,  il n’en demeure pas moins que pour celui qui parle français la relation est naturelle et évidente , la suite de son fro-ma-ge c’est le fromage !

 

texte n°4

D’après Bertrand RUSSEL, «  personne ne peut comprendre le mot fromage s’il n’a pas d’abord une expérience non linguistique du fromage ». Si, cependant, nous vivons le précepte fondamental du même RUSSEL, et mettons « l’accent sur les aspects linguistiques des problèmes philosophiques traditionnels », alors nous sommes obligés de dire que personne ne peut personne ne peut comprendre le mot fromage s’il ne connaît pas le sens assigné à ce mot dans le code lexical du français. Tout représentant d’une culture culinaire ignorant le fromage comprendra le mot français fromage s’il sait que dans cette langue ce mot signifie « aliment obtenu par la fermentation du lait caillé » et s’il a au moins une connaissance linguistique de « fermentation » et « lait caillé ». Nous n’avons jamais bu d’ambroisie ni de nectar et n’avons qu’une expérience linguistique des mots ambroisie, nectar, et dieux--- noms des êtres mythiques qui en usaient ; néanmoins nous comprenons ces mots et savons dans quels contextes chacun d’eux peut s’employer.

            Le sens des mots français fromage, pomme, nectar, connaissance, mais, seulement, ou de n’importe quels autres mots ou groupes de mots et décidément un fait linguistique--- disons, pour être plus précis et moins étroits, un fait sémiotique. Contre ceux qui assignent le sens (le signifié) non au signe, mais à la chose elle-même, le meilleur argument, et le plus simple, serait de dire que personne n’a jamais goûté ni humé le sens de fromage ou de pomme il n’y a pas de signifié sans signe. On ne peut inférer le sens du mot fromage d’une connaissance non linguistique du roquefort ou du camembert sans l’assistance du code verbale il est nécessaire de recourir à toute une série de signes linguistiques si l’on veut faire comprendre un mot nouveau. Le simple fait de montrer du doigt l’objet que le mot désigne ne nous apprendras pas si fromage est le nom du spécimen donné ou de n’importe quelle boîte de camembert, du camembert en général ou de n’importe quel fromage, de n’importe quel produit lacté, nourriture ou rafraîchissement, ou peut être de n’importe quelles boîtes, indépendamment de son contenu. Finalement, le mot désigne-t-il simplement la chose en question, ou implique-t-il l’idée de vente, d’offre, de prohibition ou de malédiction ? (Montrer du doigt peut effectivement avoir le sens d’une malédiction : dans certaines cultures particulièrement en Afrique, c’est un geste de mauvais augure).

Roman JACOBSON essai de linguistique général, édition de Minuit 1969, p.78,79

 

 

 

 Cela signifie que nous ne pouvons quitter les mots et qu' il n’y a rien en dehors d’eux . Croire que les mots pourraient viser une réalité extra linguistique est faire preuve de naïveté    c’est celle qui consiste à croire que les signifiés existent indépendamment des signifiants , or « il n’y a pas de signifiant sans signe »  , cela veut dire qu’il n’y a pas de réalité transcendante aux signes , si nous voulons expliquer le sens du mot fromage il nous faudra recourir à d’autres signes ( cf texte de Jakobson )

  Le structuralisme considère ,en effet que dans une langue il n’y a  que des différences cela veut dire qu’il n’y a pas de référence extralinguistique , ainsi la langue se referme sur la pensée qui n’a plus pour ambition que de maîtriser les signes : la sémiologie contient la sémantique de ce fait on peut en faire la science car le signe a une existence objective et  se trouve dans les dictionnaires …  le dictionnaire, en effet,  contient des définitions qui se referment les une sur les autres . Chacun a fait l’expérience un peu pénible de ces définitions circulaires et purement nominales , c’est-à-dire qui nous donne effectivement la définition du mot par d’autres mots qui eux mêmes seront définis par ceux dont on cherche la définition !

 

 

 une telle position est –elle recevable ? S’il est bien évident que l’on ne peut penser sans les mots , peut-on réduire la langue à l’usage que nous en faisons ? Peut-on réduire la langue que nous parlons à la langue ? Peut-on réduire la parole à la langue ?

 Peut –on véritablement considérer le langage uniquement dans sa forme  objective , c’est-à-dire dans les signes ?

 Dire  que l’homme est dans le langage cela veut-il dire qu’il est dans la langue , c’est -à -dire dans des signes qu’il ne ferait qu’échanger comme il «  échange des femmes et des biens »  cf Levi-Strauss , n’est-ce pas aussi constater qu’il les utilise en parlant ?

Le rapport entre la langue et l’usage que nous en faisons est –il un rapport  univoque ? la parole un phénomène individuel et accessoire face à la langue qui serait sociale et essentielle ?

 

 

 

 3    Ce que parler veut  dire : 

 

                        3.1 le pronom personnel « je » : Le langage fait émerger la subjectivité

 

Si parler était combiner des signes , il y a longtemps que toutes les combinaisons auraient été utilisées et que nous n’aurions plus rien à dire , d’ailleurs  à quelqu’un qui demanderait ce  que parler veut dire , nous serions contraints d’avouer : à  « rien »  car dire c’est viser quelque chose  en dehors des mots ou des signes , c’est-à-dire du sens  , or il n’y a de sens que pour une conscience .

La réduction du langage à la langue implique évidemment la négation du sujet parlant mais par là même une cécité vis à vis  de ce qui nous constitue comme homme , c’est-à-dire comme sujet. Or cette capacité à se poser comme sujet  n’est pas un vague sentiment que chacun éprouve d’être lui même mais  « l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues »   cf  Benveniste. Cette unité est liée à «  une propriété fondamentale du langage . est ego qui dit ego » .Kant avait déjà compris l’importance de cet événement chez l’enfant quand il commence à dire « je » « auparavant il ne faisait que se sentir maintenant il se pense ».

Le structuralisme aurait « oublié »( ?) le pronom personnel qui n’est pas un signe comme les autres « parce qu’il inclut avec les signes ceux qui en font usage ».

 « Ce signe est lié à l’exercice du langage et déclare le locuteur comme tel. C’est cette propriété qui fonde le discours individuel, où chaque locuteur assume pour son compte le langage tout entier » Benveniste

 

 

 

                        3.2   "La parole comme discours" : RICOEUR 

 

  « Il faut donc équilibrer l’axiome de la clôture de l’univers des signes par une attention à la fonction prime du langage qui est de dire. Par contraste à la clôture de l’univers des signes, cette fonction constitue son ouverture ou son aperture.(…) Parler, c’est l’acte par lequel le locuteur surmonte la clôture de l’univers des signes dans l’intention de dire quelque chose sur quelque chose à quelqu’un ; parler est l’acte par lequel le langage se dépasse comme signe vers sa référence et vers son vis à vis. Le langage veut disparaître ; il veut mourir comme objet. » RICOEUR , le conflits des interprétations

 

 C’est parce que l’homme parle qu’il ne prononce pas des mots , ni ne se contente de les  échanger _ d’ailleurs quand on en est  à « échanger des mots » , la sagesse populaire sait bien  qu’on est sur le point d’échanger des coups ! _ mais  fait des phrases ! Ricoeur , dans le conflit des interprétations précise que « le mot c’est beaucoup plus et beaucoup moins que la phrase » voulant dire par là que le mot ne précède pas la phrase ,avant la phrase  , il n’y a que des signes , et dans le dictionnaire des définitions nominales qui tournent en rond   car chaque définition  renvoie à d’autres mots dont on cherche le sens avec les premiers…

 

« Dans le dictionnaire , il y a simplement la ronde sans fin de termes qui se définissent en cercle, qui tournoient dans la clôture du lexique. Mais,  voici : quelqu’un parle, quelqu’un dit quelque chose ; le mot sort du dictionnaire ; il devient mot au moment où l’homme devient parole, où la parole devient discours et le discours phrase. »

 

Il y a donc non pas système mais vie du langage grâce à la parole , la polysémie, la métaphore ( dans la métaphore le signifié  devient  un signifiant ,c’est bien l’exemple même d’une créativité du sujet parlant qui dépasse la langue et le signes , c’est sans doute pour cela  est inexplicable si l’on réduit  le langage à la langue, il faut donc non pas substituer la sémantique à la sémiologie mais au moins compléter la seconde par la première car la sémantique est la science de l’emploi des signes en position de phrases, ce qui est toute autre chose que la sémiologie qui est la sciences des signes dans les systèmes .

 

 

 

 

Conclusion :

 

 

 Nul ne peut s’affranchir du langage  « vouloir penser sans les mots est un tentative insensée »

A ce constat s’ajoute le fait , il est vrai,  que   le  langage  s ‘actualise toujours dans une langue particulière , cette évidence de la diversité des langues et que la Bible symbolise dans la tour de Babel est à l’origine de toutes les incompréhensions , chaque langue a sa « vision du monde ». Toutefois chacun peut s’affranchir de l’idiotie de sa culture et de sa langue  « en se frottant et se limant la cervelle à celle d’autrui » comme Montaigne le préconisait , et d’abord en apprenant la langue de l’étranger.  Ce n’est pas un hasard si la formation d’un esprit cultivé passe par  l’apprentissage des langues .  Cela présuppose également que la langue n’est pas qu’un système de signes dans lequel la pensée serait figée ou morte , ce qui revient au même , mais qu’elle s’actualise dans la parole ou dans les œuvres les plus hautes de  l’esprit humain  qui sont avant tout des paroles : la  poésie , la science quand elle s’interroge sur elle même et  la philosophie mais aussi, plus modestement,  quand on la donne .

 

 

 

 

 

 

  

 

 

 

 

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